J’avais fini par m’habituer à notre mutisme, aux visites
qui s’en trouvaient écourtées, à mon soulagement si peu
coupable. Mais cette situation hors du commun bouscule le
temps et obstrue nos lèvres autrement que par l’ennui.
Notre distance, aménagée de notre plein gré depuis des
années, m’apparaît maintenant dans toute son inhumanité.
J’ai furieusement envie de fumer. C’est une réaction
physique, le besoin de me libérer du masque quelques
instants. Avec son corps résolument tourné ailleurs, son
visage est déjà en train de disparaître. Je vois alors
notre capacité à normaliser l’anormal pour ce qu’elle est
: monstrueuse. Je me suis accommodée de son silence buté
comme d’un confort mérité. Je me lève de ma chaise.
– Je vais fumer une cigarette.
– Je viens aussi.
Je me retourne, surprise. Comme je ne vois pas sa bouche,
sa voix pourrait provenir de n’importe où. Ce n’est
peut-être pas elle qui a parlé.
– Je croyais que tu ne fumais plus ?
Sans me répondre, elle sort un paquet de Vogue du tiroir
de son chevet.
– Ce n’est pas une bonne idée. Avec tes problèmes
pulmonaires…
Elle s’avance déjà vers la porte. Ses yeux clairs
pétillent, sarcastiques. Bien sûr, depuis quand
écoute-t-elle mes conseils sensés ? Je lui emboîte le pas.
Son jeans un peu large fait flotter ses jambes. En dépit
de sa canne, elle marche comme une comtesse. Pressée et
décidée. Nous traversons rapidement le bâtiment à la fois
déserté et bourdonnant d’une inquiétude sourde. Si elle a
peur, elle n’en montre rien. J’essaie de faire comme elle.
Il y a quatre personnes sur la terrasse, trois employés et
un résident. Nous attendons notre tour, nous ne pouvons
pas être plus de cinq à la fois.
Une fois à l’air libre, nous abaissons enfin nos masques
sur nos gorges, ça nous fait comme d’énormes goitres. Je
l’observe à la dérobée. Malgré son âge, elle garde ses
cheveux longs, détachés. Avant, ses boucles nerveuses me
faisaient penser à des tourbillons d’eau coincés entre des
pierres. Je m’étais imaginé que si on ôtait la digue de
cailloux, ma mère s’écoulerait au loin sans moyen de la
retenir.
Grande et maigre, elle fume en levant son menton comme une
personne qui a conscience de son importance. Ses ongles
sont impeccablement manucurés en grenat. Machinalement, je
regarde les miens, rongés et abîmés. Elle m’a toujours un
peu impressionnée. Surtout, elle m’a souvent foutu la
honte quand j’étais enfant. Combien de fois j’ai espéré
qu’elle soit comme les autres mères, moins bizarre, plus
discrète. Son rire était terrible. Elle ne ressentait
aucune gêne à rire fort, même si elle était la seule à
rire. Je me demande si elle rit encore comme ça. J’en
doute. Je tire sur ma cigarette. Décomplexée, elle
m’apparaissait parfois comme féroce. Egoïste, aussi. Ma
fumée s’échappe, la sienne aussi. Qu’aurait-elle fait,
avant, sur cette terrasse ? Elle se serait peut-être mise
à chanter. Et j’aurais rougi de honte.
Le pire, c’était son imprévisibilité. Ses brusques
changements d’humeur, ses réactions disproportionnées ou
déplacées. A ceux qui idéalisent l’anticonformisme, je
propose un séjour au pays de mon enfance en compagnie de
ma mère. Je réalise soudain le ridicule de m’accrocher
aussi puissamment à ces miettes aigres du passé. Je croise
son regard, elle a l’air fatiguée. Ses lèvres
s’entrouvrent comme si elle s’apprêtait à parler, ou même
à chanter. Mais elle détourne le visage. Que reste-t-il de
son instabilité ? Un instant, celle qu’elle a été me
manque.
Nous écrasons nos cigarettes et remontons nos masques sur
nos bouches qui gardent, fortement condensé, le goût âcre
du tabac.
De retour dans la chambre, elle va dans la salle de bains.
Je regarde par la fenêtre. La visite touche à sa fin. Dans
ma tête, c’est soit le vide, soit le vrombissement d’un
essaim de mouches. Je suis incapable de réfléchir, de
mettre de l’ordre, d’avoir le recul nécessaire. J’aurais
tant de choses à lui dire, mais rien ne vient. Il n’y a
maintenant plus de place pour la banalité et je ne sais
pas comment dire l’essentiel. En fait, c’est même pire. Je
ne sais plus comment dégager l’important de tout le reste,
du marasme, de la gêne, de la peur. Cette urgence m’ôte
les mots. Je n’y étais pas préparée, et je n’y arrive pas.
Je l’entends refermer la porte des toilettes. La déception
comprime ma gorge lorsque je lui dis :
– Je vais y aller.
Je me tourne vers elle. Elle me regarde avec intensité,
ses yeux bleus sont immenses. C’est alors que je remarque
une inscription sur son masque. Je m’approche pour pouvoir
lire. C’est tordu et presque illisible. Au niveau des
lèvres, elle a écrit au crayon noir: Je t’aime, ma fille.
Raluca Antonescu
© Portrait: Caroline Fernandez