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Regards 2020

Rapport annuel 2019

La Fondation Leenaards cherche à stimuler la dynamique créatrice dans l’arc lémanique dans les domaines culturel, âge & société et scientifique. Elle soutient des initiatives susceptibles d’anticiper, de questionner et d’accompagner les mutations de la société.

Elle a soutenu plus de 170 nouveaux projets en 2019,
sur plus de 630 évalués.

Vous avez dit « changements » ? Regards pluriels sur un monde en mutation

Notre société place l’espérance de vie au centre de son dispositif. Il s’agit là encore d’une histoire de quantité. Le malaise est cependant palpable. Les personnes accèdent à davantage de « quantité » de vie, mais beaucoup d’entre elles n’en peuvent plus… Il faut revenir aux fondamentaux, aux valeurs et à la qualité de vie.

M. B. Vouloir tout quantifier, c’est aussi le problème de notre conception de la santé ?

E. B. Oui. Notre société place l’espérance de vie au centre de son dispositif. Il s’agit là encore d’une histoire de quantité. Le malaise est cependant palpable. Les personnes accèdent à davantage de «quantité» de vie, mais beaucoup d’entre elles n’en peuvent plus… Il faut revenir aux fondamentaux, aux valeurs et à la qualité de vie. Si nous souhaitons un système sanitaire nettement plus efficient et qui réponde de façon appropriée aux besoins des personnes et de la population, ce sont, incontestablement et de loin, des actions qualitatives de nature environnementale, sociale et relationnelle qui permettront d’y parvenir, et non pas les mesures de rationalisation et de productivité prônées par l’idéologie managériale qui prévaut aujourd’hui dans notre système sanitaire. Etre en santé n’est pas une chose, c’est un comportement. Pour un individu, cela consiste à se fondre dans l’environnement, à être capable de s’adapter en permanence aux événements de la vie. La vie, de la plus petite cellule jusqu’à des organisations plus complexes du vivant comme nous, c’est cela : une dynamique constante d’adaptation. La question est de savoir comment soutenir cette dynamique. Il n’existe pour cela pas de recette unique. Des facteurs comme la maladie ou les dégradations de l’environnement l’affectent. Mais, au-delà, vivre n’est pas simplement une guerre contre la pathologie. Notre médecine ne soigne pas les malades, elle traite des maladies objectives selon des protocoles standardisés. Elle dédie tous ses efforts à objectiver, individualiser et singulariser la maladie dans le but d’agir sur sa nature et sa structure biologiques, indépendamment du malade qui en est le porteur et du soignant qui la traite. La procédure d’objectivation définit et valide à la fois la maladie, par les techniques diagnostiques, et les traitements, par les protocoles expérimentaux en double ou triple aveugle contre l’effet placebo. Cette procédure permet d’exclure les biais de subjectivité générés par les êtres humains, en l’occurrence le malade, le soignant ou le chercheur, et ces derniers ne deviennent ainsi plus que les substrats interchangeables de la maladie et de son traitement. Notre organisation des soins est donc fondée sur le fait objectivé, sur l’organisation de la chose, et non sur la dynamique de l’être. Alors que la vie est une dynamique mouvante, incertaine, qui se transforme en permanence. Dans notre conception de la santé, nous oublions la part du vivant, c’est-à-dire celui qui est en train de vivre. Il est vivant parce qu’il perçoit, parce qu’il s’adapte et se transforme en permanence. Malgré cela, nous nous obstinons uniquement à compter et aligner les éléments factuels comme la durée ou la quantité de vie, alors que la santé est une qualité qui n’a de sens que pour celui qui est vivant. 

Dans notre conception de la santé, nous oublions la part du vivant, nous nous obstinons uniquement à compter et aligner les éléments factuels comme la durée ou la quantité de vie, alors que la santé est une qualité qui n’a de sens que pour celui qui est vivant.

M. B. Nous oublions que, derrière les faits objectivables, il y a un être vivant… 

E. B. Exactement. Notre médecine ne valorise son action qu’en fonction de l’efficacité qu’aura une procédure standardisée, la prestation, sur l’objet de la maladie. Aucune valeur n’est attribuée aux aptitudes humaines, du soigné ou du soignant, à soulager celui qui souffre. Par son choix exclusif pour la méthode d’objectivation et de rationalisation, notre médecine a finalement exclu les personnes vivantes auxquelles elle est pourtant destinée. Ce faisant, elle s’est totalement éloignée de la finalité censée la légitimer, à savoir l’assistance et le soin aux personnes souffrantes afin de les soulager et de leur permettre d’accéder, qualitativement, à une meilleure existence. Que dit pourtant l’être vivant ? Si une personne est atteinte d’une maladie mais qu’elle « fait avec » et ne demande rien, comment doit-on agir ? A-t-elle besoin de se faire soigner et peut-on le lui imposer ? Notre système est basé sur le couple diagnostic-traitement. Son programme est de soigner toutes les pathologies. Mais quelle est l’utilité de cette démarche qui ne prend pas en compte le désir profond de la personne atteinte par la maladie ? Sans cette dimension, nous travaillons dans le vide. D’autant plus qu’il y a des gens que la maladie transforme, donnant un nouveau sens à leur existence. Il me semble qu’il faut mettre au centre le soin, en tant que relation humaine. C’est l’élément premier d’une médecine qui doit d’abord être une réponse à une souffrance. En mettant en avant les aspects technologiques de la médecine, nous avons oublié sa mission première : soulager la souffrance de l’autre en prenant en compte la perception qu’il en a.

En mettant en avant les aspects technologiques de la médecine, nous avons oublié sa mission première : soulager la souffrance de l’autre en prenant en compte la perception qu’il en a.

M. B. En ne l’écoutant pas, on prive le patient de sa liberté de choix. Est-ce une forme insidieuse de paternalisme que vous ressentez dans notre système de santé ?

E. B. Nous pensons en tout cas à la place de la personne, autant que nous l’empêchons d’exercer son aptitude et sa responsabilité d’être humain. C’est le piège de la médecine clinique, qui remonte au XIXe siècle. Avec la découverte du stéthoscope par René Laennec, nous avons commencé à dire au patient : « Taisez-vous, j’écoute votre organe, qui m’en dit davantage sur votre maladie que vous ne sauriez le faire. » Le changement par rapport à la médecine hippocratique est radical. Pour Hippocrate, l’approche reposait sur la complicité avec le malade. Il s’agissait de laisser la maladie se révéler en protégeant la relation par la confidentialité, pour que le patient se livre et qu’il évoque l’essence du mal qui l’habite avec ses propres paroles. Le XXe siècle est allé encore plus loin que le XIXe dans la négation d’Hippocrate : la pratique a adopté l’« evidence based medicine ». Derrière cette approche, il y a la suspicion que le médecin n’est pas fiable. Ce qui compte, ce sont les faits explicites et objectivables. Le système qui s’est mis en route exclut le malade. La nomenclature de la recherche le dit assez : le double aveugle, c’est l’étude sans le médecin ni le patient. Avec le triple aveugle, le « gold standard », comme nous disons, même l’expérimentateur ne sait pas ce qui se passe dans l’expérience et se retrouve du coup également exclu en tant qu’acteur du processus. 

Conférence: "Le soin relationnel à l'ère du traitement informationnel", par Eric Bonvin (juillet 2016)

M. B. L’humain passe au second plan dans cette vision de la médecine ?

E. B. La biomédecine procède d’une démarche froidement rationnelle. Elle pense implicitement soigner le patient en traitant rationnellement la cause de sa souffrance, qu’elle attribue à la maladie, qu’elle objective en la diagnostiquant. Selon cette conception, naître à la vie résulterait d’une simple programmation biologique, souffrir ne serait que l’effet collatéral d’une entité biologique déréglée, et mourir résulterait d’une erreur de manipulation médicale. Ce faisant, elle élude tout simplement la question de l’être humain vivant. Or, dans la réalité du soin, l’humain revient au galop. La crise de la Covid-19 nous le rappelle d’ailleurs. De nombreux soignants ont souffert de la déshumanisation provoquée par cette maladie. Vous aviez 30 personnes intubées avec la même pathologie. Les soignants étaient tous masqués et habillés dans des accoutrements totalement incroyables. C’est une vision cauchemardesque du soin, car elle est totalement dépersonnalisée, déshumanisée : elle ressemble à un travail à la chaîne, comme à l’usine au début du siècle dernier. En plus, les patients ventilés étaient curarisés et aucun n’avait droit aux visites. Ces conditions ont été dramatiquement vécues et jugées invivables, tant par les soignants que par les patients et leurs proches. A tel point que nombre de personnes âgées ont préféré prendre le risque de mourir chez elles, entourées, plutôt que de finir dans cet enfer. Cette pandémie a montré que, sans la dimension relationnelle, le travail du soignant devient invivable. D’une certaine manière, cela doit nous forcer à remettre une question fondamentale au centre du jeu : quelle est la finalité de notre système de soins ? Aujourd’hui, la réponse est claire : elle est économique. Mais plusieurs signaux montrent qu’il faut revenir à la mission de base de la médecine : soulager la personne souffrante et promouvoir la qualité de l’existence.

Nombre de personnes âgées ont préféré prendre le risque de mourir chez elles, entourées, plutôt que de finir dans cet enfer. Cette pandémie a montré que, sans la dimension relationnelle, le travail du soignant devient invivable.

M. B. Vous avez l’impression qu’il manque une forme d’individualisation de la prise en charge? 

E. B. Oui, en effet : notre médecine singularise la maladie et non la personne malade, qu’elle réduit à l’état de substrat. Pourtant, chaque entité vivante est singulière et toute science du vivant devrait être apte à intégrer cette singularité et cette altérité plutôt que de la réduire à l’identique ou à une «moyenne» statistique. La physique quantique a su intégrer cette singularité pour les phénomènes infiniment petits, alors pourquoi pas les sciences du vivant ? Notre monde moderne s’évertue pourtant à tirer de grandes règles, des standards qui devraient être identiques pour tout le monde. Ce qui n’est pas le cas. Bien entendu, il est important d’utiliser les données de la science. Mais il faut aller plus loin : il s’agit d’intégrer la singularité de chaque être vivant. Pas dans le sens où le comprend la médecine de précision avec ses traitements high-tech, mais dans celui, plus humain, qui consiste à reconnaître chaque personne avec son énergie propre, sa subjectivité, ses aptitudes et son existence.
En d’autres termes, la médecine devrait être capable d’intégrer pleinement l’effet placebo qualitatif à son efficacité objective plutôt que de s’en différencier en l’excluant.

Bien entendu, il est important d’utiliser les données de la science. Mais il faut aller plus loin : il s’agit d’intégrer la singularité de chaque être vivant, ce qui consiste à reconnaître chaque personne avec son énergie propre, sa subjectivité, ses aptitudes et son existence.

M. B. Malgré tout, dans cette première phase de la Covid-19, l’hôpital a joué un rôle de protection majeur. On n’applaudit pas une institution si elle est totalement déshumanisée.

E. B. Je pense que ce qui a été reconnu par la population, c’est la fonction sociale de l’hôpital ; le fait qu’il n’est pas uniquement un lieu de soins, mais aussi un lieu de protection. Et cela m’a beaucoup frappé au début de la pandémie : nous nous sommes transformés en lazaret, en lieu de quarantaine. Et c’est finalement cette médecine publique qui a repris une place centrale dans la lutte contre la Covid-19. Celle qui prend en charge les plus démunis, les protège et, quand il n’y a plus d’autre choix, permet d’attendre que nature se fasse. Cette médecine avait comme disparu. Le lieu, l’institution, l’espace social qui répond aux principes de l’assistance et de la protection des personnes vulnérables : voilà ce que les gens reconnaissent dans la fonction de l’hôpital. Ce n’est pas la médecine de pointe qui a donné la meilleure réponse à cette pandémie, celle-ci était même débordée, mais bien cet archétype de l’institution hospitalière qui a survécu aux nombreux fléaux traversés au cours des derniers millénaires. 

M. B. C’est vrai qu’une partie du système sanitaire n’a pas du tout été utilisée. Sans que cela semble, en tout cas pour l’instant, poser de problèmes considérables. Comment l’expliquez-vous ?

E. B. Pour moi, le problème central de l’organisation actuelle des soins, c’est la surmédicalisation. L’arrêt brutal, du jour au lendemain, de toute une part de l’activité du système n’a provoqué ni engorgement, ni effondrement. Et cela pose de grandes questions. Nous sommes dans un système qui pousse à la consommation, qui crée de la maladie. Ce que nous offrons au patient, c’est une prestation de réparation sur la maladie dont il est le porteur indifférencié. Nous remplaçons le genou de celui qui a mal à cette articulation par une prothèse. Diagnostic-traitement, problème-solution. Il pourrait y avoir des approches moins invasives qui conviendraient cependant mieux au patient. Mais cela ne peut se passer que dans le cadre d’une relation thérapeutique qui prenne en compte les aspirations de la personne concernée.

Si nous ne changeons pas les valeurs qui gouvernent ce monde, des épisodes du même type, certainement de plus en plus dramatiques, vont se répéter. Nous avons atteint des limites : il faut ralentir et prendre le temps de vivre avec notre environnement.

M. B. La crise que nous avons vécue va-t-elle permettre de transformer cette manière de fonctionner ?

E. B. Comme de nombreuses personnes, j’espère un changement. C’est un discours qui me plaît. Le constat est là : nous saccageons l’écosystème, nous déforestons et, avant de les exterminer et de les consommer, nous augmentons les contacts avec les animaux sauvages, qui sont de véritables réservoirs à virus. Puis, en nous déplaçant comme des fous, nous travaillons pour les virus : nous en devenons les transporteurs, les avions charters, les cargos, les bateaux de croisière !

M. B. Vous n’êtes pas très optimiste pour la suite ?

E. B. Il me semble que, lors de toutes les crises, il y a eu cette volonté de changement. Ce n’est pas nouveau. Tout nous indique depuis quelques décennies qu’un changement de cap est nécessaire et de plus en plus urgent. Mais ce changement adviendra-t-il ? Il faut l’espérer parce que, ce qui est clair, c’est que, si nous ne changeons pas les valeurs qui gouvernent ce monde, des épisodes du même type, certainement de plus en plus dramatiques, vont se répéter. Nous avons atteint des limites : il faut ralentir et prendre le temps de vivre avec notre environnement et non pas nous acharner à l’anéantir de manière suicidaire.

M. B. A peine réouverts, les McDonald’s ont été pris d’assaut. Les mauvaises habitudes ne disparaissent pas aussi vite qu’on pourrait l’espérer…

E. B. Dans le domaine des soins non plus. Il y a eu cette crise, cette parenthèse sanitaire, qui nous a montré que nous pouvons ralentir. Mais, déjà maintenant, la sempiternelle question revient : qui va payer et comment récupérer au plus vite le temps et l’argent perdus ? Pendant la crise, des décisions qui prenaient 48 mois en temps normal ont été prises en 48 heures. Nous nous sommes rassemblés pour faire face. Et, maintenant, que se passe-t-il ? Les hôpitaux, les assureurs et les cantons se renvoient la balle à propos de deux questions : qui va payer et qui fait quoi ? Les assureurs disposent pourtant d’un fonds pandémie et les budgets cantonaux prévoient, quoi qu’il en soit, la part qui leur incombe pour le financement des prestations hospitalières de base… Mais tout le monde se perd néanmoins en conjectures pour déterminer qui devra financer quoi.

Il y a eu cette crise, cette parenthèse sanitaire, qui nous a montré que nous pouvons ralentir. Mais, déjà maintenant, la sempiternelle question revient : qui va payer et comment récupérer au plus vite le temps et l’argent perdus ? 

M. B. C’est le grand retour de l’hôpital entreprise ?

E. B. Il y a un discours qui émerge : comment, dans les six prochains mois, pourrions-nous récupérer l’activité et les fonds perdus ? A peine est-on sortis de cette affaire sanitaire que la logique économique revient sur le devant de la scène. Avec, comme objectif principal, l’équilibre économique, au risque d’une consommation de soins inutiles. Je préférerais quant à moi garder un équilibre naturel : vient à l’hôpital celui qui a besoin de soins parce qu’il souffre.

M. B. La santé est le troisième pourvoyeur d’emplois du pays. Est-il possible de changer radicalement un modèle économique qui a autant d’importance ? 

E. B. La gestion de notre système sanitaire s’appuie sur une formule qui consiste à coupler, indépendamment de leur substrat humain, la maladie objectivée par le diagnostic, avec une prestation médico-technique spécifique quantifiable (médication, intervention, investigation, etc.). Une formule qui permettrait, selon les principes de l’économie de marché appliquée à la productivité industrielle, de gérer, réguler et planifier la nature et la quantité de prestations nécessaires au traitement d’une maladie. En appliquant cette formule, l’hôpital est devenu une véritable chaîne de production et de manufacture de la maladie. Et les personnes qui s’engagent dans les professions de la santé ne s’y retrouvent plus ; nous peinons d’ailleurs de plus en plus à recruter, car la motivation baisse. Les soignants ne trouvent plus de sens dans leur activité quotidienne. Ils ont l’impression de devenir de simples fournisseurs de prestations, des sortes d’automates qui doivent réaliser le maximum de tâches, au meilleur prix, sur des maladies dont les malades ne sont que les substrats. Cela ne peut pas continuer ainsi. Il faut remettre la question de la qualité de vie et du sens du travail des soignants au centre du débat. Ce n’est pas en essayant d’attraper toutes les maladies avec un filet à papillons, puis en tentant de toutes les traiter que nous y arriverons. Cela me fait bizarre de le dire ainsi, mais il me semble que la médecine devrait faire plus de politique : s’intéresser aux inégalités, aux cadres de vie et à l’environnement, qui sont en définitive les véritables déterminants de la santé, de la maladie et de la souffrance.

Il me semble que la médecine devrait faire plus de politique : s’intéresser aux inégalités, aux cadres de vie et à l’environnement, qui sont en définitive les véritables déterminants de la santé, de la maladie et de la souffrance.

M. B. A vous écouter, il n’est pas certain que le système soit prêt pour la suite de cette crise…

E. B. La première vague de la pandémie a été bien maîtrisée en Suisse. Pour des raisons qui sont encore peu claires, le système sanitaire a tenu. Mais il y a tout de même de fortes chances qu’on n’en soit qu’au début et que ces épisodes pandémiques se répètent, avec ce virus ou un autre micro-organisme. Même si la loi sur les épidémies a permis une plus forte centralisation du système, je pense que le morcellement de l’approche suisse représente un problème. Un système hypercentralisé à la française n’est certes pas davantage souhaitable. Par contre, organiser une structure de base qui soit compatible et coordonnée entre les régions me paraît vraiment nécessaire. Gérer les crises futures va demander une meilleure coordination autour d’une finalité sanitaire claire. Et, sur ce plan, la Suisse a encore beaucoup à faire.

Après le siècle des Lumières, nous avons vécu l’apogée de la raison, qui prétend mettre l’intelligence humaine au sommet de la pyramide de l’évolution. Pour moi, la pandémie a accéléré la fin de ce monde-là, entièrement construit sur la rationalité factuelle et substantielle, au détriment de la réalité perçue par les êtres vivants.

M. B. Pensez-vous que l’on assiste à la fin d’un monde ?

E. B. Peut-être. Notre médecine moderne a fait reposer sa légitimité sur sa capacité d’identification, d’action, de manipulation et de traitement des maladies, en se fondant sur une démarche rationnelle basée sur des preuves scientifiques. Cette pandémie la confronte radicalement à ses limites : elle peine à identifier clairement ce coronavirus, son mode de propagation, ses effets cliniques, notre réactivité immunitaire, et elle ne parvient pas davantage à trouver de traitement spécifique. Elle devra peut-être se résigner à devoir vivre avec ce virus autant qu’avec la blessure narcissique qu’il lui inflige. Après le siècle des Lumières, nous avons vécu l’apogée de la raison, qui prétend mettre l’intelligence humaine au sommet de la pyramide de l’évolution. Pour moi, la pandémie a accéléré la fin de ce monde-là, entièrement construit sur la rationalité factuelle et substantielle, au détriment de la réalité perçue par les êtres vivants. Grâce à la numérisation, nous prétendons programmer et piloter l’enchaînement des faits du monde. Mais, aujourd’hui, nous sommes entrés dans l’ère de la post-vérité, qui attaque frontalement cette rationalité et lui fait perdre de sa valeur. Nous sommes dans une époque incertaine où le récepteur de l’information ne s’intéresse ni à la vérité, ni à la réalité des faits. Il vit de rêves et de cauchemars stéréotypés. Toutes les civilisations ont changé parce que leurs valeurs avaient changé. Espérons, mais rien n’est moins sûr, que les valeurs qui émergent de cette pandémie annoncent des lendemains qui chantent plutôt que d’obscurs totalitarismes économiques, politiques ou religieux.

Propos recueillis par Michael Balavoine

 Portrait d’Eric Bonvin © FermeAsile-Wernimont

RAPPORT: Vers un autre système de santé


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Le système de santé suisse est confronté à un problème de durabilité. S’il fait partie des meilleurs du monde et qu’une large partie de la population s’en dit satisfaite, il est soumis à une tension croissante. A cause de son coût d’abord : les primes d’assurance maladie et les dépenses liées à la maladie ont atteint la limite du supportable (30% des Suisses renoncent déjà à des soins pour des raisons financières). A cause du paradigme sur lequel il repose ensuite.
En dehors des temps de crises telles que celle de la Covid-19 – somme toute rares –, les pathologies principales et la première cause de mortalité actuelles sont les maladies chroniques (cancer, maladies cardiovasculaires et diabète, notamment), comme le relève l’Organisation mondiale de la santé. Or, l’organisation de notre système de santé est encore trop axée sur la prise en charge des maladies aiguës (par exemple maladies infectieuses sévères, infarctus, etc.), qui étaient des questions majeures du siècle dernier. La santé, en tant que système, doit désormais s’adapter à des besoins multiples, qui demandent un accompagnement de longue durée de maladies complexes. Dans ce contexte, les hôpitaux doivent bien sûr continuer à tenir leur rôle dans la prise en charge des situations aiguës. Mais les pathologies chroniques – de plus en plus fréquentes – relèvent dès lors plus de la prise en charge ambulatoire et de la prévention. Et ceci de façon de plus en plus personnalisée. Le système se doit donc désormais de s’adapter à des besoins multiples, qui demandent un accompagnement de longue durée de maladies complexes.

Dans le cadre de son initiative Santé Personnalisée & Société, la Fondation Leenaards a soutenu la publication d’un rapport sur le système de santé suisse, co-rédigé par Michael Balavoine (Planète Santé) et Bertrand Kiefer (Revue Médicale Suisse).

👉 Rapport complet (en français et allemand)
🗞 Exemplaire papier disponible sur demande




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